jeudi 28 avril 2005

Interpellation de Jean-Luc CRUCKE au Ministre ANTOINE sur "Sport et Juridictions civiles"

Jean-Luc Crucke (MR). – Nous n’abordons que très rarement dans cette commission la question du rapport qu’entretiennent droit et sport. On peut toutefois affirmer qu’aujourd’hui, le droit a envahi le sport. Pas une journée ne se passe en effet sans qu’un tribunal ne se prononce sur un club ou un sportif ou qu’un club ou une fédération n’introduise de recours devant un tribunal civil. Pas plus tard qu’hier, les avocats de l’AS Eupen ont confirmé que l’astreinte prononcée par le tribunal de première instance d’Eupen à l’encontre de la fédération de football avait été versée. Comme le veut la procédure, les 500.000 euros réclamés sont actuellement confiés à un huissier de justice et seront bloqués jusqu’à ce que le tribunal se soit prononcé sur le fond. Ce n’est pas tant le règlement de l’Union belge de football que les tribunaux civils auront à juger mais bien le respect d’un certain nombre de droits et libertés individuelles. L’arrêt Bosman de 1995 a ouvert la boîte de Pandore et rendu plus facile la saisie des tribunaux civils là où auparavant on « lavait son linge sale en famille ». La tradition voulait en effet que les problèmes soient réglés à l’intérieur de la fédération, certaines fédérations allant parfois jusqu’à interdire à leurs membres, sous peine d’exclusion, toute action en justice. Contrairement à d’autres pays, la Communauté française n’a pas prévu de législation spécifique pour le sport. En France par exemple, le code du sport est régulièrement débattu au parlement et est appliqué par les tribunaux. Quel est votre point de vue sur cette question ? Pensez-vous que les tribunaux doivent avoir le dernier mot ? M. Peeters, ancien magistrat et ancien président de la fédération de football, estime que les tribunaux se déclarent trop vite et trop souvent compétents. Notre ancien premier ministre M. Dehaene considérait au contraire que l’intervention des tribunaux avait toute sa raison d’être. Il allait jusqu’à plaider – et je suis prêt à le suivre – pour la constitution d’un tribunal civil spécifique qui serait compétent pour les matières sportives et pourrait arbitrer les contentieux en lieu et place du tribunal arbitral interne aux fédérations dont l’autonomie et l’indépendance posent question. Selon une règle en vigueur dans certaines fédérations, le membre qui recourt aux tribunaux civils pourrait être exclu. Elle n’est certes pas toujours appliquée car les fédérations concernées sentent bien qu’elles se trouvent entre le yin et le yang. En effet, exclure un membre, c’est compter un membre de moins. S’il s’agit d’un club, ce sont plusieurs affiliés qui sont exclus. Plus le club est puissant, moins la fédération sera tentée de l’exclure. Quel est votre avis à ce sujet, monsieur le ministre ? Enfin, est-il, selon vous, besoin d’externaliser la sanction que prononceraient les fédérations, à juste titre ou pas, à l’égard d’un club ou d’un affilié ? Ou considérerez-vous que, malgré la primauté du droit civil chez nous comme dans tous les pays européens, les fédérations pourraient instaurer des juridictions d’exception ?

André Antoine, vice-président et ministre du Budget, des Finances et des Sports. – Vous lancez un débat aussi épineux que complexe. Il porte, d’une part, sur la relation entre le monde sportif et les juridictions civiles de l’ordre judiciaire et, d’autre part, sur l’arbitrage sportif. Il est d’autant plus délicat que, dans notre État fédéral, la compétence sportive relève des communautés alors que la Justice relève du pouvoir fédéral. De plus, ces dernières années, les instances européennes sont intervenues de plus en plus souvent dans ce domaine. Selon moi, les solutions d’avenir passent par l’Europe. Le traité de Lisbonne reconnaît pour la première fois la politique sportive. Il s’agit d’une avancée timide mais elle peut s’avérer prometteuse pour l’avenir. Le phénomène sportif a pris une place importante dans nos sociétés. Nous sommes passés du sport de loisir et du sport amateur au sport professionnel accompagné d’enjeux financiers considérables. Il suffit de lire la presse pour connaître le prix des joueurs. De nombreuses voix se sont dès lors exprimées au niveau européen pour tirer, notamment au sujet du football, la sonnette d’alarme sur les chances de pérennisation de ce sport, étant donné le gouffre financier auquel sont confrontés certains clubs. Le droit s’est donc immiscé dans le monde du sport à la suite de plaintes déposées par des clubs ou des sportifs déçus, contestant certaines interprétations auprès des autorités civiles. J’insiste cependant sur le fait que ces questions dépassent largement les compétences de la Communauté française. La Communauté française a demandé une codification de la législation sportive afin de disposer d’un véritable code du sport. Nous ne nous pressons pas pour l’instant car, durant cette année, sept ou huit projets de décret seront déposés qui modifieront le paysage sportif de notre Communauté, y compris sous un aspect juridique. Après l’adoption de ces textes et d’amendements éventuels, nous pourrons présenter, au début de l’année prochaine, cette codification importante en termes de lisibilité, de cohérence et de complémentarité des textes. Entre 1970 et 1990, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la validité de certains règlements au regard du droit européen dès lors que l’activité sportive revêt un caractère économique. C’est le cas du célèbre arrêt Bosman, sur lequel je reviendrai. Via cette jurisprudence, la Justice européenne a dégagé un certain nombre de principes. Les arrêts Walrave, de 1974, et Deliège, de 2000, indiquent en effet que la législation européenne ne s’applique pas aux règles sportives stricto sensu – c’est-à-dire les règles de jeu, la durée des matchs, le système de remplacements, etc. Seules les activités économiques du sport tombent sous l’application du droit communautaire. L’arrêt Bosman, datant du 15 décembre 1995, résulte d’un litige entre le joueur Bosman et le Football club liégeois qui refusait son transfert vers le club français de Dunkerque. Deux points étaient contestés : la possibilité pour le club de réclamer une indemnité de transfert pour un joueur en fin de contrat et les quotas limitant à trois le nombre de joueurs étrangers ressortissants de l’Union européenne dans une équipe de club. La Cour européenne de justice a donné raison à M. Bosman. En effet, elle a déclaré que le paiement d’indemnités de transfert pour des joueurs en fin de contrat était contraire au Traité de Rome au regard du principe de la libre circulation des travailleurs et que les clauses de nationalité étaient illicites, contraires au principe de non-discrimination entre les travailleurs des États membres en matière d’emploi, de rémunération ou autre condition de travail. Le monde sportif a alors réagi, se prévalant d’une « exception sportive ». Cette demande ne sera pas retenue mais une notion plus souple, tenant compte de la spécificité sportive, sera acceptée. Elle reconnaît en effet que l’activité sportive est soumise au droit communautaire dans la mesure où elle constitue une activité économique, mais également que le sport présente, et doit conserver, certaines spécificités liées aux activités sportives et aux règles qui s’y appliquent : l’organisation de compétitions distinctes hommesfemmes ; la limitation du nombre de participants aux compétitions ; la nécessité d’assurer l’incertitude des résultats – principe soulevé par notre avocat lors du projet de relégation de la Ligue Pro – ; l’équilibre compétitif des clubs participant à une même compétition ; la spécificité des structures sportives ; l’autonomie et la diversité des organisations sportives ; la structure pyramidale des compétitions du sport de loisir ou de haut niveau ; les mécanismes de solidarité entre les différents niveaux et les différents intervenants ; l’organisation du sport sur une base nationale et le principe d’une fédération unique par sport. La jurisprudence des juridictions européennes et les décisions de la Commission montrent que la spécificité du sport a été prise en considération, mais non de manière suffisante. Mais tournons-nous vers l’avenir. Depuis le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er janvier 2009, le sport ne doit plus être uniquement envisagé d’un point de vue économique. Le traité reconnaît explicitement la spécificité de ces structures qui reposent sur le volontariat et ont un rôle social et pédagogique. La concertation en matière de sport se formalise enfin. Une première réunion des ministres des Sports s’était tenue à Anvers, à l’invitation de Philippe Muyters. La seconde vient d’avoir lieu en Hongrie. Enfin, un mécanisme de concertation a été mis en place entre les responsables au plus haut niveau des différentes administrations. Le processus de coordination à l’échelon européen a donc pris une nouvelle envergure depuis le Traité de Lisbonne. Par ailleurs, certains manquements à des règles sportives peuvent également constituer des fautes civiles ou des infractions pénales. Par exemple, la prise de produits stupéfiants entraînera, outre une procédure disciplinaire pour cause de violation des règles antidopage, la saisine immédiate des tribunaux pénaux. Le projet de décret relatif à la lutte contre le dopage, qui termine son parcours législatif, prévoit cette interaction. En cas de contestation dans le chef de l’athlète, la cellule antidopage de la Communauté française procède aux vérifications d’usage et s’il s’avère que l’athlète s’est dopé, le dossier est immédiatement transmis au parquet. Le parquet instruit donc un dossier pénal tandis que le dossier disciplinaire est renvoyé à la fédération. Le décret prévoit que la procédure disciplinaire puisse faire l’objet d’un recours auprès du COIB ou, pour les athlètes de très haut niveau, auprès de l’Agence mondiale antidopage (AMA), à Lausanne. Les interactions entre les juridictions judiciaires et sportives sont donc inévitables. Les décisions rendues par des organismes privés ne privent pas le sportif d’ester en justice et elles ne lient pas le juge, qui peut les annuler si la règle du jeu a, d’après lui, porté atteinte aux droits du sportif. Vous en avez donné quelques exemples. Toutefois, si l’instance sportive disciplinaire prend la forme d’une véritable commission d’arbitrage, répondant aux exigences de la procédure d’arbitrage, la sentence de cette instance arbitrale sera alors revêtue de l’autorité de la chose jugée et aura force obligatoire pour les parties. Le Code judiciaire définit ces exigences : une convention d’arbitrage doit être conclue par écrit ; les parties doivent désigner les arbitres qui doivent être en nombre impair ; l’objet doit être déterminé ou déterminable, licite et non contraire à l’ordre public ; les parties doivent être capables. Cela dit, le recours à l’arbitrage doit être volontaire. Cette règle fait partie des règlements des fédérations sportives reconnues par la Communauté française. Ce choix présente l’avantage de la rapidité, de la souplesse et de la prise en compte de la réalité sportive qu’un juge « ordinaire » ne mesure peutêtre pas toujours à sa juste valeur. Eu égard à tout ce qui précède, vous pouvez constater que nous sommes en présence d’un contentieux partagé où s’affrontent les préoccupations européennes – qui sont en train de s’affiner – entre ce qui est économique et ce qui est sportif, et les nécessités de lutter contre le dopage ou contre des faits de violence. Il y a jurisprudence dans ce domaine. Rappelez-vous la plainte déposée au tribunal par ce joueur qui s’est retrouvé en incapacité physique pour de longs mois à la suite d’une agression par un de ses confrères sur le terrain. Du point de vue de la discipline, les fédérations doivent en outre sauvegarder leur autorité. La procédure d’arbitrage, que je viens de rappeler, me paraît à la fois présenter des garanties pour le justiciable en termes de procédure de défense et d’éventuels recours tout en maintenant un minimum d’autorité. Les fédérations internationales évoluent fortement. Michel Platini, président de l’UEFA a ainsi énoncé dans son programme sa volonté de modifier certaines règles. Il souhaite par exemple que les clubs présentent une situation financière saine assortie notamment d’interdiction de transfert. Cette fois, c’est le sportif qui donne des consignes au monde financier et non l’inverse. Michel Platini préconise également une limitation du nombre de joueurs extra-européens. À défaut, nous risquerions demain de voir diminuer l’engouement actuel très important pour ce sport et la qualité des équipes nationales dans la vieille Europe. Nous constatons là encore une interférence. C’est également le cas pour la FIFA lorsqu’elle a pris position, pour des raisons certes nobles mais aux conséquences néanmoins fâcheuses, sur l’acceptation dans notre propre championnat d’enfants de sans-papiers, au motif de la traite des êtres humains. L’Union belge de football a dû solliciter une dérogation, dont elle a finalement pu bénéficier, auprès de la FIFA. Aujourd’hui, monsieur Crucke, je ne peux pas vous assurer un huis clos juridique. Il existe des zones d’ombre dans ce qui ressort des tribunaux, des fédérations nationales ou internationales. L’Union européenne peut apparaître aux yeux de certains mercantile ou libérale, au sens philosophique et non politique. Mon souhait, je le réitère, est de la voir affirmer davantage ses valeurs, tant sur le plan social, sur le plan du développement durable, où elle résorbe progressivement son retard, que sur le plan sportif, si nous voulons garder au monde du sport ses lettres de noblesse.

Jean-Luc Crucke (MR). – Monsieur le ministre, je vous remercie pour cette réponse particulièrement intéressante. Ce dossier est très riche et pas seulement au sens économique. Mais il est également complexe, y compris du point de vue institutionnel puisque le droit est une compétence fédérale alors que le sport relève des communautés. C’est un champ d’investigations qu’il serait intéressant d’explorer. Je partage votre souhait de voir une solution se dégager au niveau de l’Union européenne, même si, en tant que juriste, j’estime qu’en droit individuel, les tribunaux doivent systématiquement avoir le dernier mot. À ce principe, je ne vois qu’une exception : l’arbitrage. Vous avez évoqué la piste de l’arbitrage qui me paraît intéressante, à condition qu’il soit mené dans des conditions juridiquement reconnues. Les règles doivent être explicites dès le départ et chacune des parties doit avoir la volonté et prendre l’engagement de respecter la sanction arbitrale. Cette solution présente de nombreux avantages : rapidité, efficacité, pas d’encombrement des tribunaux,. . . Il faut toutefois que règne une certaine confiance dans les arbitres. Certes les fédérations disposent-elles actuellement de conseils de discipline mais ce n’est pas tout à fait la même chose car il ne s’y trouve pas l’élément volontaire, ce qui peut nuire à la qualité de la sanction. J’ai par ailleurs bien entendu votre intention de codifier. Ce serait une bonne manière de donner au sport des lettres de noblesse juridiques.

André Antoine, vice-président et ministre du Budget, des Finances et des Sports. – Il existe des cours de droit sportif, ce qui montre l’évolution. L’avocat que nous venons de désigner sur appel public est d’ailleurs titulaire d’une chaire de droit sportif.

Jean-Luc Crucke (MR). – Monsieur le président, le ministre a fait allusion à des zones d’ombre. Ne serait-il pas intéressant que notre commission entende des spécialistes, peut-être même M. Platini ? Nous pourrions avoir une réflexion juridique, intellectuelle et sportive. C’est le plus souvent le Sénat qui s’attribue ce genre de compétence malgré l’existence des Communautés. Nous pourrions toutefois inviter les collègues du Sénat ou d’autres assemblées qui seraient intéressés.

le président. – L’incident est clos.

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